Veille n°6 : L’édito du Labo

 

Dans la lignée des fusions significatives dans l’investissement à impact qui avaient eu lieu avant l’été en France et à l’international, ces derniers mois ont vu un certain nombre de développements dans la structuration du secteur au niveau européen.
La Platform on Sustainable Finance a émis en juillet une consultation sur une proposition de taxonomie sociale basée sur les cadres de la taxonomie environnementale conçus par le même groupe d’experts. Ce rapport répond selon ses auteurs au ‘besoin de renforcer la définition et la mesure des investissements sociaux’ (p.15). On ne peut que saluer cette initiative, signe d’une prise de conscience de la part des institutions de l’importance de la dimension sociale dans la lutte contre le réchauffement climatique (idée de “transition juste”) que nous avions soulignée en début d’année. On peut aussi citer Emmanuel Faber qui aux UEED 2021 début septembre a souligné que selon lui ‘c’est la transition sociale qui rendra possible la transition environnementale’.
La proposition du groupe d’experts serait de classer les dimensions sociales des structures selon l’échelle utilisée pour son pendant environnemental allant du ‘do no significant harm’ (DNSH) à la ‘substantial contribution’ (SC), et de moduler cette taxonomie en fonction de la dimension à laquelle chaque activité correspond.

La proposition d’extension de la taxonomie environnementale à une taxonomie sociale est intéressante dans la mesure où elle pose les jalons d’un langage commun au niveau européen et offre ainsi un arbitrage aux discussions sur l’Investissement à Impact par opposition à l’ISR, en distinguant deux dimensions:
– la dimension verticale représentant les structures dont l’activité principale (‘core business) a une intention sociale, donc l’ESS (on retrouve ici le critère d’intentionnalité). Les critères pour cette dimension pourraient être basés sur le cadre AAAQ (Availability, Accessibility, Acceptability, Quality) et la catégorisation sera principalement ‘substantial contribution’
– et la dimension horizontale représentant les externalités des structures quelles que soient leurs activités (dimension ESG), avec une catégorisation principalement ‘do no significant harm’.

Bien que les experts à l’origine du rapport reconnaissent la difficulté de mesurer les impacts sociaux, moins tangibles que les impacts environnementaux, ainsi que les adaptations nécessaires des futurs cadres de reporting aux PME afin de ne pas les rendre trop contraignants, cette première démarche transnationale est un pas vers l’établissement de cadres communs à l’évaluation des impacts sociaux, en espérant que les cadres utilisés par les acteurs de la dimension verticale puissent constituer la base des cadres pour l’évaluation d’impact de la dimension verticale une fois mis en place.
Le rapport ne propose pas de méthodologie spécifique mais dédie quelques lignes à la question des ‘metrics’ (p.51) où il suggère des critères pour les indicateurs appuyant cette taxonomie sociale (basés sur des standards internationaux – tels les SDGs, représenter un proxy pertinent pour l’impact évalué, et être collectable pour un coût raisonnable).
Il est intéressant de noter que dans les ‘significantly harmful’ activities les experts proposent d’ajouter avec les catégories existantes de production d’armes, charbon et tabac la production de boissons sucrées, alcoolisées, de chocolat, thé et café, de textiles et de chaussures. Le rapport insiste notamment sur l’interdépendance entre les taxonomies environnementales et sociales.
En juillet un second rapport faisait aussi l’objet d’une consultation par la Platform on Sustainable Finance , celui sur l’extension des catégories de la taxonomie environnementale au-delà des deux critères DNSH et SC. Ce rapport suggère quatre nouveaux critères intermédiaires dans l’échelle de catégorisation environnementale:
Intermediate performance
Significantly harmful – but can improve to sustainability
Significantly harmful – but can improve not to do significant harm
Significantly harmful – but cannot improve sufficiently to avoid doing no significant harm

Cette initiative pourrait être vue comme une tentative d’encouragement d’investisseurs actuellement non éligibles mais désireux de progresser, en prenant en compte la trajectoire envisagée, par exemple par une ‘intermediate performance’ avec chiffres à l’appui. Mais les trois autres catégories de ‘potentiel d’amélioration vers l’impact’ nous semblent être la porte ouverte à des déclarations de bonnes intentions sans la vérification que la trajectoire a en effet débuté et que de premières actions environnementales ont suivi ces déclarations (contrairement à ‘intermediate performance’). Olivia Grégoire exprimait d’ailleurs il y a quelques jours aux UEED 2021 sa frustration face aux déclarations d’intention: ‘Je n’ai plus envie de croire sur parole. J’ai envie de tableaux Excel avec des données brutes, réutilisables, et de vraies politiques d’opération data pour la #RSE de nos entreprises. Car on est passé de la sincérité des mots à la véracité des faits.’

Nous avons eu le plaisir de débattre et répondre à ces deux consultations cet été avec le groupe de travail de la SFAF (Société Française des Analystes Financiers), très actif sur ces sujets, néanmoins la lecture en parallèle de l’ouvrage d’Alain Grandjean et Julien Lefournier “L’illusion de la Finance Verte”, sorti juste avant l’été (avec une préface inspirante de Gaël Giraud), met ces travaux sur la taxonomie européenne en perspective.
Selon les deux auteurs la finance verte n’aurait aucun impact sur le réchauffement climatique tant qu’elle resterait régie par le couple risque-rendement, que seules des politiques peuvent infléchir en y substituant des incitations financières, soit sur les investissements bruns (en les rendant moins rentables) soit sur les verts (en les rendant plus rentables). Bien que l’ouvrage soit très technique et dresse un portrait au vitriol de la finance durable, il en reste très instructif sur la finance à impact et interroge notamment la pertinence de la taxonomie européenne: ‘le débat sur la taxonomie (définir ce qu’est un actif vert) est une diversion majeure s’agissant de l’obligation verte (…) sans différentiel de prix, quelle est donc son utilité?’ (p.143).
L’utilisation du cadre des Objectifs de Développement Durable (ODD) par les investisseurs, que nous détaillons plus bas dans notre Réflexion du mois, est elle aussi remise en cause avec l’idée que ces ODD, liés aux nouveaux ‘sustainability-linked loans’ permettent à de nombreux fonds de communiquer davantage sans créer de nouvelles solutions sur le marché primaire: ‘Alors que les volumes des prêts verts ne décollent évidemment pas (< 20 milliards d’euros en 2019), ceux des ‘sustainability-linked loans’ ont été multipliés par plus de 10 en trois ans, approchant les 100 milliards d’euros en 2019.’ (p.157)
Enfin le sujet des assureurs et de leur rôle dans le couple risque-rendement (les assureurs permettant de diminuer les risques, mais devant de plus en plus restreindre leur couverture pour les incidents liés au changement climatique) est aussi abordé et montre l’importance de la profession pour la finance à impact généralement. La sortie de notre publication “L’investissement à impact chez les Assureurs en France” fin août permet d’ailleurs de mieux comprendre les pratiques et enjeux de la profession sur le sujet de la finance à impact et de leur appropriation de l’évaluation d’impact social, thème développé plus globalement dans notre Réflexion de ce mois.